Construire de la base ce que le sommet refuse (2/2)

2018/01/19
BADALONA URRIAK1.jpg
Le “proces” catalan est un sujet d’étude passionnant pour tout.e militant.e progressiste et démocrate. Cette seconde partie de l’article « Construire de la base ce que le sommet refuse (1/2) » analyse la construction de cette stratégie qui a suscité une véritable lame de fond, et les ingrédients qui lui ont donné vie.

Txetx Etcheverry, Enbata 2018/01/10

Lire l'article précédent: Construire de la base ce que le sommet refuse (1/2)

Pour une partie grandissante des Catalans, l’impossibilité de progrès démocratique dans le cadre de la constitution de 1978 est désormais évidente. La proposition de rénovation de leur statut d’autonomie, rédigée par une majorité progressiste PSC-ERC et votée en 2005 à près de 90% des voix par le Parlament Catalan, avait également été adoptée par le parlement espagnol (non sans l’avoir vidée d’une partie importante de son contenu) puis approuvée par référendum en Catalogne. Et malgré tout cela, le Tribunal constitutionnel espagnol a en 2010 annulé 14 articles de ce nouveau statut, dont certains jugés essentiels par les Catalans. Ce jour-là, ces derniers ont intégré qu’ils auraient beau avoir des majorités de 80 ou 90%, cela ne permettrait pas pour autant à leur volonté d’être respectée.

La fabrique de l’indépendantisme

Le violoncelliste catalan internationalement connu Jordi Savall explique très clairement ce sentiment de blocage "Ce n’est pas la Catalogne qui a rompu le cadre du dialogue avec l’Espagne, c’est Madrid”.

Le violoncelliste catalan internationalement connu Jordi Savall explique très clairement ce sentiment de blocage, d’impossibilité d’évoluer positivement dans le cadre espagnol : “En 2006, les Catalans ne demandaient pas l’indépendance. Ils demandaient seulement à être reconnus comme une nation. Mais le Tribunal constitutionnel a dit non, la Catalogne n’est pas une nation, et il n’y a pas de citoyen catalan. Ce n’est pas la Catalogne qui a rompu le cadre du dialogue avec l’Espagne, c’est Madrid”.

David Fernandez: “A défaut d’avoir une voie démocratique vers l’indépendance, nous devrons construire une voie indépendantiste pour accéder à la démocratie”.

David Fernandez, qui a décidément le sens de la formule, explique, quant à lui, que l’indépendantisme catalan est à ses yeux la réponse la plus appropriée au blocage démocratique et à la dérive autoritaire de l’Etat espagnol : “A défaut d’avoir une voie démocratique vers l’indépendance, nous devrons construire une voie indépendantiste pour accéder à la démocratie”.

En 10 ans, une lame de fond a transformé la Catalogne. L’indépendantisme est passé en une décennie d’un socle minoritaire à une vocation majoritaire, de 13% à près de 50% malgré les politiques d’intimidation et de répression à son encontre, et malgré la mobilisation maximale du camp espagnoliste.

Il est porteur d’un projet au caractère progressiste et populaire de plus en plus affirmé, il attire une large part de la jeunesse, et tisse petit à petit sa propre contre-société un peu partout à la base.

Ce chemin lui-même transforme déjà la société catalane, les rapports de forces, l’horizon des possibles et les alternatives concrètes en construction dès maintenant.

Le chemin est aussi important que son point d’arrivée. Ce chemin lui-même transforme déjà la société catalane, les rapports de forces, l’horizon des possibles et les alternatives concrètes en construction dès maintenant.

C’est en cela que le processus catalan est une stratégie gagnante, malgré tout ce que la brutalité de l’État espagnol sera momentanément capable d’empêcher, d’incarcérer, d’interdire.


Les ingrédients de cette stratégie gagnante

Deux caractéristiques majeures de ce processus ont contribué à en faire une stratégie gagnante :
 

  • Son impulsion par le bas, par la société civile. Il s’est agi d’un processus d’accumulation de forces depuis la base, avec des collectifs, initiatives locales se fédérant peu à peu dans des organisations sociales ou culturelles globales (ANC Assemblée Nationale Catalane, Omnium ou encore l’AMI Association des Municipalités pour l’Indépendance) qui ont débordé les intérêts particuliers des forces politiques en présence, et mis le processus à l’abri des calculs politiciens et court-termistes. Le processus a ainsi radicalisé la ligne des partis et les a contraints à suivre le mouvement. La société est, de fait, déjà en train de décider, de conditionner l’expression politique et institutionnelle de la Catalogne.
  •  La stratégie a été depuis le début 100% non-violente, y compris quand la répression policière et les provocations anti-démocratiques se sont multipliées. Cela a permis de ne jamais perdre le soutien populaire et au contraire de la faire grandir, de ne donner aucune prise aux manipulations et tentatives de criminalisation, de gagner en légitimité internationale et de révéler le vrai visage de l’État espagnol, de montrer de quel côté sont réellement la violence et le refus de la démocratie. Cette stratégie est allé beaucoup plus loin dans la rupture que la lutte armée ou la violence de rue —malgré leur caractère massif— au Pays Basque. Le sentiment indépendantiste partait pourtant de bien plus haut en Pays Basque qu’en Catalogne, mais aujourd’hui cette dernière est largement passée en tête dans ce domaine.

Questions à la gauche européenne

Est-on réellement pour le droit des nations à décider ?

Le processus catalan pose un certain nombre de questions de fond à la gauche européenne : qu’est-ce qu’une nation ? La Catalogne en est-elle une ? Si non, qu’est-ce qui justifie que la Pologne, l’Écosse, le Luxembourg ou la Croatie soient des nations ? Est-on réellement pour le droit des nations à décider ? Y compris en Europe occidentale ? Quelle stratégie adopter face aux mouvements nationaux ? Ont-ils des dynamiques politiques intrinsèques où dépend-t-elle de l’investissement en leur sein de forces progressistes ou réactionnaires ?

Ces questions risquent de se poser de plus en plus souvent car comme le dit Xabi Anza, du syndicat ELA, le Proces catalan est un conflit typique du XXIe siècle. Ce qu’il explique ainsi : “L’État-nation présentait historiquement quatre éléments de cohésion : sa taille, son marché, son armée et sa protection sociale”. Le problème pour lui, c’est qu’en ce début de XXIe siècle, ces quatre éléments se retrouvent fortement fragilisés : l’État- providence et la protection sociale sont remis en cause par le capitalisme néo-libéral ; la défense s’organise de moins en moins à l’échelle des États et les menaces les plus graves pour l’Occident (de type Daesh) ne sont plus le fait d’États ; l’économie et les marchés sont ouvert et globalisés ; et face aux défis économiques, écologiques, sociaux, solidaires, citoyens, démocratiques… auxquels nous avons à faire face aujourd’hui, être petit comporte beaucoup d’avantages: small is beautiful.

Lire l'article précédent: Construire de la base ce que le sommet refuse (1/2)