Le naufrage des orientations de Bruxelles
Jean-Sébastien Mora, Enbata 2015/05/11
En dix jours, pas moins de 1 200 « boat people » ont coulé en Méditerranée. Selon toute « invraissemblance », l’UE n’aurait aucune responsabilité dans ces drames. Pour François Hollande et le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, les seuls coupables seraient d’ailleurs les passeurs des réseaux d’immigration clandestine, qualifiés de « terroristes » par le chef de l’Etat, ce dernier faisant ainsi du terme un concept fourre-tout à usage désormais permanent pour l’exécutif. De leur coté, les chefs d’États européens se sont contentés d’un compromis minimal et sécuritaire en réponse à la dramatique crise migratoire, à savoir tripler le budget de l’opération de sauvetage et de surveillance « Triton » qui passe de 2,9 à 9 millions d’euros mensuels. Selon les données officielles du Haut commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR), la moitié des migrants arrivés en Italie l’an dernier sont des Syriens, des Erythréens et des Somaliens. Certes, il n’est pas dans le pouvoir immédiat de l’Union européenne de résoudre la situation à Mogadiscio, ravagée par 20 ans de guerre civile, en Syrie ou encore en Érythrée, véritable bagne à ciel ouvert hérité de la guerre froide.
Mais pour les autres réfugiés, l’émigration est une question de fond où il est difficile de nier les effets désastreux des politiques économiques impulsées par l’Union européenne, notamment sa politique agricole commune, les accords bilatéraux de pêche, l’usage à contre-emploi de l’aide au développement, ou encore tout récemment, les accords de partenariat économique. En Afrique, toutes ces mesures ont eu tendance à accroître les inégalités, l’accaparement des richesses, l’appauvrissement des paysans et des pêcheurs, la corruption, l’instabilité politique, et donc, à favoriser les tentatives d’émigration des plus précaires. Petit aperçu pour mesurer l’hypocrisie ou l’incompétence des dirigeants européens :
La fin des droits de douanes entre l’UE et l’Afrique
Courant 2014, l’Union européenne a vaincu les dernières résistances des pays ouest-africains qui refusaient de signer les traités de libre-échange prévus depuis 2000 par l’accord de Cotonou (Bénin). Les accords de partenariat économique (APE) prévoient la suppression des droits de douane sur trois-quarts des exportations de l’Union, tandis que Bruxelles continuera à importer librement d’Afrique de l’Ouest la totalité de ses produits. Un marché de dupes, à la faveur bien sûr des grands groupes industriels européens. Depuis des années, les APE, véritable jumeau africain de TAFTA, l’accord commercial transatlantique, ont pourtant été largement dénoncés comme étant un désastre par les associations, les ONG, des parlementaires comme Mme Christiane Taubira (l’actuelle garde des sceaux), ou encore par le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, M. Olivier De Schutter.
L’aide fatale
Après avoir reçu des milliards de dollars d’aide ces cinquante dernières années, l’Afrique a accru sa pauvreté. C’est le constat que fait l’économiste zambienne Dambisa Moyo dans son ouvrage L’aide fatale. Ce best-seller aux États-Unis et Grande-Bretagne a relancé le débat sur le soutien économique à l’Afrique en démontrant que « l’aide est à la fois une drogue et une malédiction». Même si Moyo reconnaît que les causes de sous-développement sont multiples, elle explique que l’aide financière favorise la corruption et génère de l’inflation dans les pays bénéficiaires. Par ailleurs, pour prendre le contrôle de cette manne financière, les factions rivales de ces pays sont prêtes à s’entre-tuer ce qui est la principale cause des instabilités politiques perpétuelles de l’Afrique. L’universitaire explique que de toute façon, une grande partie de l’aide repart dans les comptes occidentaux grâce à la vente des produits venant du nord, souvent « dumpés » par les subventions comme c’est le cas en agriculture notamment. Le constat est sans appel : si les Etats du nord continuent à aider l’Afrique, c’est parce que cela leur coûte moins cher que d’ouvrir de manière régulée leurs marchés aux produits des pays du sud.
Le dumping des produits agricoles africains
En effet, à plusieurs reprises, les ONG, la Confédération paysanne et l’ONU ont dénoncé le fait que les subventions de la politique agricole commune (PAC) européenne nuisaient aux agriculteurs des pays en développement. Dans son essai Destruction massive. Géopolitique de la faim, publié en 2009 , le sociologue suisse jean Ziegler, également rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation de 2000 à 2008, analyse les raisons qui provoquent chaque année la mort de 36 millions de personnes à cause de la malnutrition. Selon lui, l’UE a une responsabilité totale à cause du dumping agricole (le fait que les produits européens soient les moins chers sur les marchés locaux des pays tiers). Une responsabilité qui commence par celle de la France : en 2005, lors des négociations de Hong Kong au sein de l’OMC, le secrétaire général de l’organisation, Pascal Lamy, avait proposé de baisser progressivement les aides à l’exportation jusqu’à les faire disparaître en cinq ans. Refus catégorique de Paris qui souhaite maintenir ses subsides à l’exportation. Ainsi, alors que l’Afrique serait auto-suffisante du point de vue alimentaire, les paysans ne parviennent pourtant pas à écouler leur production à cause du dumping des produits européens.
La Politique commune de pêche et ses accords bilatéraux en Afrique (APP)
En vigueur de fin juillet 2012 à décembre 2014, le dernier accord entre la Mauritanie et l’Union européenne est un exemple éloquent des dérives de la Politique commune de pêche (PCP). Sur cette période, Bruxelles a versé annuellement à Nouakchott une compensation financière de 113 millions d’euros, soit le plus important contrat de pêche du monde. En échange, un nombre non limité de navires européens ont obtenu le droit d’accès aux eaux territoriales, en compétition directe avec la pêche artisanale locale. Comme la quinzaine des signataires des APP, la Mauritanie ne dispose pas des moyens techniques et logistiques nécessaires pour exercer des contrôles sur les activités de pêche européenne. Alors que celle-ci constitue la première et la plus intéressante des rentes, la moitié de la population mauritanienne vit au-dessous du seuil de pauvreté et, en dix ans, la consommation annuelle de produits de la mer est passée de onze à neuf kilos et demi par habitant. Depuis le coup d’État du 6 août 2008, le nouveau leader est le général Mohamed Ould Abdel Aziz, bénéficiant hélas du large soutien de la France et des Etats-Unis. Or Bruxelles sait que dans ce pays où la corruption est chronique, les proches du régime s’accaparent la compensation financière de Bruxelles, les licences de pêche et les droits de douane.
L’UE et le land-grabbing
Depuis 2007, les médias se sont largement fait l’écho d’opérations de land grabbing, c’est-à-dire de prises de contrôle de terres agricoles par des investisseurs étrangers. (Bien souvent, la population rurale autochtone est chassée ou persécutée). En se fondant sur différentes estimations, dont celles de l’ONU, 30 millions d’hectares de terres agricoles dans le monde seraient passés sous contrôle étranger de 2006 à 2009. L’Union européenne est actrice de ce phénomène. D’une part, elle héberge environ la moitié des sociétés et des acteurs financiers de l’accaparement de terres en Afrique (rapport de l’OCDE de 2010). Parfois, les intérêts des États européens s’alignent directement avec ceux des sociétés pratiquant le land grabbing. L’État italien, par exemple, détient 30% du géant de l’énergie, ENI, qui entreprend actuellement un nouvel investissement de plusieurs milliards de dollars au Congo pour «développer» 70 000 hectares de Terres non cultivées pour la production d’agrocarburants. D’autre part, l’UE a encouragé l’accaparement des terres au travers de politiques auxiliaires qui ont stimulé la demande et la rentabilité des terres agricoles. Exemple : la directive sur les énergies renouvelables (RED) adoptée en 2009 a exigé que 20% de l’énergie utilisée dans les pays de l’UE proviennent de sources d’énergie renouvelables d’ici 2020. Cela a contribué à la production en Afrique et en Asie du Sud-est, sur une grande échelle et en grande partie pour l’exportation, d’agrocarburants – huile de palmier, canne à sucre, maïs, sorgo… Et ce, au détriment des marchés locaux.
La Françafrique
Le terme Françrafrique a été popularisé par l’association Survie dès les années 1990 sous la plume de l’économiste François-Xavier Vershave pour dénoncer les pratiques néocoloniales de l’Etat français en Afrique. Vershave a établi alors un processus de domination reposant sur les trois E : Elysée, Etat-major de l’armée, Entreprise (Elf, Bolloré, Bouygues, GDF-Suez, la Compagnie fruitière, Sanofi…). A l’occasion de ses 30 ans, Survie publie Françafrique, la famille recomposée, soit une grille de lecture réactualisée des formes de néocolonialisme. Alors que le terme, parfois vidé de son sens, s’est imposé dans le débat public, la Françafrique s’est restructurée ces dernières années avec le soutien toujours apporté par l’exécutif français à des régimes dictatoriaux, sur fond de préservation d’intérêts jugés stratégiques. Pour comprendre l’émigration depuis les dictatures africaines, Tchad, Mauritanie, Gabon, Burkina-faso, Congo, il faut en effet se souvenir que l’exécutif français continue assurer la protection des régimes et des dictateurs africains, au nom de la défense des intérêts économiques et stratégiques hérités de la période coloniale. Nier les conséquences de ce soutien à des dictatures sur l’émigration en Afrique est d’un cynisme affligeant.