Comment syndiquer et politiser les personnes éloignés de la gauche

2025/12/02
GLI Paris1.jpg
Le véritable défi — et la véritable transformation — réside dans la politisation des gens ordinaires, en particulier des travailleuses et travailleurs les plus précaires

 

Note : Il s’agit du texte préparé par Unai Oñederra, responsable de la formation et de la stratégie souverainiste à ELA, pour son intervention lors de la table ronde «Sindiquer pour politiser». Cette rencontre a eu lieu dans le cadre de l’université syndicale internationale «Le syndicalisme face au nationalisme autoritaire», qui s’est tenue les 1er, 2 et 3 à Paris.

 

Je souhaite commencer en affirmant que l’organisation de travailleurs éloignés de la gauche est l’une des tâches les plus courantes — et les plus nécessaires — que nous menons au sein du syndicat. J’irai même plus loin : si un syndicat entend transformer le système mais ne s’adresse qu’aux travailleurs déjà acquis à la gauche, il court à l’échec. Et je m’explique : lorsque nous nous rendons sur les lieux de travail, ou lorsque des salariés viennent nous voir, nous ne rencontrons pas des personnes déjà politisées. Nous rencontrons surtout des travailleurs confrontés à des problèmes concrets et qui cherchent des solutions. L’immense majorité de la classe travailleuse n’est pas politisée. Et si elle l’était, les choses seraient bien différentes!

ELA est un syndicat socialiste, doté d’une direction et de cadres de gauche, politisés et porteurs d’un projet idéologique clair. Mais nous savons qu’il est impossible de transformer la société en n’organisant que ceux qui partagent déjà cette vision. Notre tâche est d’organiser la majorité de la classe travailleuse. Plus nous organisons de travailleurs, plus notre capacité d’action est grande. C’est pourquoi, lorsque nous allons sur les lieux de travail ou que des salariés s’adressent à nous, nous ne leur demandons pas quelle est leur idéologie, mais quels sont leurs problèmes.

Car au fond, qu’est-ce qu’un syndicat ? Une organisation collective destinée à résoudre les problèmes de la classe travailleuse ; un outil pour améliorer ses conditions de travail et de vie ; un instrument pour transformer le capitalisme et construire une société plus juste.

Nous savons qu’il existe deux voies pour tenter de transformer le système. La première passe par les institutions, par le pouvoir politique. La seconde se joue dans la rue et sur les lieux de travail : dans la société civile, les mouvements populaires, les forces de contre-pouvoir. Les deux sont indispensables. Le système ne peut être changé uniquement depuis les institutions, ni uniquement depuis la rue ou les entreprises. Nous savons également que lorsque la gauche arrive au gouvernement, le pouvoir économique exerce une forte pression et la pousse vers la droite. Pour qu’un gouvernement puisse appliquer des politiques réellement progressistes, il a besoin d’un contre-pouvoir social fort. C’est pourquoi nous considérons qu’il est essentiel que les syndicats et les mouvements sociaux conservent leur autonomie vis-à-vis des partis politiques.

C’est notre choix et notre responsabilité : construire un syndicat politiquement et économiquement indépendant, capable de générer ce contre-pouvoir indispensable. Cette indépendance est assurée par nos 105.000 membres — sur une population active d’un million — qui versent une cotisation mensuelle de 27 euros. 25 % de cette cotisation alimentent la caisse de grève, et le reste représente 93 % des revenus du syndicat. ELA est un syndicat de masse, et sa base reflète la diversité de la société : on y trouve des personnes qui votent à gauche, à droite, et d’autres qui ne votent pas. L’engagement politique n’est pas une condition d’adhésion — mais il est indispensable pour la transformation sociale.

On nous dit parfois : « J’espère que vous n’avez pas beaucoup de membres qui votent à droite ! » Et nous répondons souvent : « Nous aimerions en avoir davantage ! » Nous ne voulons pas être « les sept magnifiques » ; nous voulons transformer la société, et pour cela, plus nous sommes nombreux, mieux c’est. La vraie question n’est donc pas leur orientation politique, mais comment politiser des travailleurs éloignés de la gauche. C’est là le cœur du débat.

De nombreuses personnes adhèrent à ELA parce qu’elles considèrent le syndicat comme un outil efficace pour résoudre leurs problèmes professionnels. Et qu’offrons-nous ? Un soutien politique, technique et moral ; un accompagnement ; des conseils ; l’organisation collective ; l’action collective ; la grève ; et une caisse de résistance permettant de la soutenir dans la durée.

Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui, en s’organisant collectivement et en acquérant la capacité de s’opposer à l’employeur, peuvent résoudre leurs problèmes. Et c’est dans ce processus — organisation, préparation de la lutte, grève — que se produit la politisation. Participer à une grève renforce la conscience politique, remet en question les rapports économiques et alimente l’identification aux intérêts de la classe travailleuse.

Il est vrai que des convictions idéologiques peuvent amener une personne à se mobiliser ou à rejoindre une grève. Mais l’inverse est tout aussi vrai : la lutte elle-même peut engendrer des convictions idéologiques. Les grèves et les mobilisations collectives accélèrent la prise de conscience, aident à dépasser l’individualisme, activent des leaderships de terrain, construisent des significations politiques communes et tissent des liens basés sur l’engagement, la solidarité et l’entraide.

C’est là, à nos yeux, que réside le véritable potentiel de transformation. Toute personne souhaitant s’organiser pour améliorer ses conditions de travail est la bienvenue et invitée à rejoindre la communauté d’ELA. Le chemin est difficile, semé d’obstacles. Mais si ces travailleurs sont avec nous, une évolution est possible. S’ils ne sont pas avec nous, elle ne l’est pas. Qui plus est, si nous n’organisons pas ces personnes, beaucoup risquent de se tourner vers l’extrême droite. Car les plus vulnérables — celles qui s’abstiennent, celles qui ont le sentiment que personne ne se soucie de leur sort — sont les plus sensibles aux discours réactionnaires.

GLI Paris2.jpg

Deux exemples de politisation par la grève

Je souhaite illustrer ces processus par deux exemples très clairs : l’un dans le secteur des EHPAD de Biscaye, l’autre dans le commerce textile.

EHPAD en Biscaye: 5 000 salariées. 500 membres d’ELA en grève pendant 378 jours entre 2016 et 2017. Résultat : une convention collective exceptionnelle. 68 jours de grève supplémentaires entre 2022 et 2023, avec une nouvelle victoire significative.

Secteur du commerce de textile: 50 jours de grève dans les magasins H&M du Pays basque. 19 jours de grève sectorielle au Gipuzkoa. 3 000 travailleuses, dont 300 membres d’ELA.

Il s’agit de deux secteurs précaires et massivement féminisés. La plupart des travailleuses n’étaient pas politisées. Beaucoup ne se considéraient pas comme féministes ; certaines se déclaraient même «contre le féminisme» au début du conflit. Nombre d’entre elles disaient ne pas pouvoir participer à des manifestations, car elles devaient s’occuper des enfants ou préparer le dîner. Lorsqu’on évoquait la grève ou les piquets, elles répondaient que « ce n’était pas pour elles ». Et pourtant, ces mêmes femmes qui avaient démarré la grève en restant en retrait ont fini par scander au mégaphone : «Vive la lutte féministe!»

Comment cette transformation est-elle possible ?

Grâce à de nombreuses visites sur les lieux de travail, de multiples échanges, beaucoup d’écoute et une présence constante sur les lieux de travail. Grâce à des majorités absolues aux élections syndicales, afin de ne pas dépendre de syndicats complaisants vis-à-vis du patronat. Grâce à des équipes de déléguées syndicales qui visitent d’autres centres que le leur. Grâce à une planification rigoureuse. Grâce à des négociations collectives basées sur les assemblées. Grâce à beaucoup d’imagination. En organisant des mobilisations dans lesquelles les travailleuses se sentent à l’aise. Et grâce à de longues grèves, rendues possibles par la caisse de résistance.

Enfin, grâce à des alliances : dans les EHPAD, l’alliance avec les familles des résidents a été décisive. Avec le mouvement féministe également — même si, dans le textile, il est arrivé trop tard ou pas du tout. Beaucoup de milieux féministes continuent de percevoir ces travailleuses comme ce qu’Owen Jones appelait des « chavs », un terme classiste et péjoratif désignant les classes populaires non politisées.

Comment se politisent-elles au cours du processus ?

Grâce au conflit. Grâce à la grève. Grâce à l’expérience directe. Elles voient qui est leur véritable employeur, celui qui se cache derrière un masque de bienveillance. Elles comprennent comment fonctionne le capital, comment les gouvernements et les médias prennent parti pour le patronat, et même comment la police protège les intérêts des entreprises plutôt que les droits des travailleurs. Elles découvrent aussi quelque chose d’essentiel : leur pouvoir collectif et la capacité d’agir qu’elles ont développée. Elles découvrent que lutter en vaut la peine. Comme l’a dit l’une d’elles :« Si tu luttes, tu peux perdre ; mais si tu ne luttes pas, tu as déjà perdu. »

Ces travailleuses ont fait l’expérience directe de leur appartenance à la classe ouvrière, du conflit entre leurs intérêts et ceux du capital, et du pouvoir transformateur de l’action collective. Le défi du syndicat consiste maintenant à prolonger ce processus : les aider à comprendre que la lutte des classes ne se limite pas au lieu de travail. Que le logement, les impôts, les services publics, le féminisme, la lutte contre le racisme ou la crise climatique font aussi partie de cette même lutte.

S’organiser au-delà du lieu de travail

Si nous voulons améliorer nos conditions de vie, nous devons également nous organiser en dehors du travail, quel que soit le gouvernement en place. C’est notre objectif. Mais ce n’est pas simple. En réalité, c’est même très exigeant.

Nous avons longtemps pensé qu’un membre d’ELA devenu militant ou leader dans son entreprise pourrait aussi devenir un leader social ou communautaire. Cela arrive parfois, mais rarement. L’une des raisons en est que le militantisme syndical à ELA est si exigeant qu’il laisse très peu d’énergie pour d’autres formes d’engagement.

En conclusion, je dirais qu’il est plus facile pour un militant social de devenir militant syndical, car il est déjà politisé. Mais à nos yeux, ce processus est moins transformateur que l’inverse. Le véritable défi — et la véritable transformation — réside dans la politisation des gens ordinaires, en particulier des travailleuses et travailleurs les plus précaires, et et dans la prévention de leur instrumentalisation par l'extrême droite.